Charb quittant les locaux de “Charlie” pour voguer vers sa nouvelle vie…
L’autre nuit, au terme du cinquième et dernier jour de notre stage commando de “team building”, après m’être enfilé la descente des gorges de l’Ardèche en rafting et trois sauts à l’élastique, j’ai fait un drôle de rêve. Il est vrai que juste avant de me coucher, j’avais eu, longuement, Charb au téléphone. Au début, ça n’a pas été facile, car à l’autre bout du fil il n’arrêtait pas de fredonner, la voix éteinte:
– Nous n’irons plus jamais
Où tu m’as dit : “Je t’aime”
Nous n’irons plus jamais
Comme les autres années…
Au bout de dix minutes de Capri, c’est fini, pendant lesquelles il a insisté pour m’entendre reprendre en chœur avec lui le refrain, sa crise s’est calmée et nous avons pu échanger quelques phrases:
– Fais pas le con, Charb ! Qu’est-ce que tu vas aller branler dans un monastère?
– Désormais, appelle-moi Frère Charb! m’a-t-il rétorqué. Et ne blasphème pas, Philippe, je t’en prie. Je continuerai à vous envoyer mes dessins et chronique, mais c’est ici que j’ai décidé de poursuivre ma carrière: je veux prendre du recul… et me faire oublier. Ce n’est pas à toi que j’apprendrai qu’à Charlie j’ai dû cautionner bien des vilenies depuis quinze ans. Dans mon quartier, depuis l’affaire, les commerçants m’appellent Monsieur Judas. Et depuis qu’Eva Braun-Sinet m’a porté le coup de grâce, je n’ose même plus sortir de chez moi. Même si c’est mal barré, je veux tenter de racheter la pureté enfuie de mon âme avant que sonne l’heure du Jugement dernier…
J’ai tout essayé : la tendresse, la colère, l’indifférence, le chantage au suicide ou aux stock-options… Mais j’ai finalement dû me rendre à l’évidence: Charb a vraiment opté pour la vie monastique, prétextant que de toute façon ça ne le changerait pas beaucoup de l’ambiance qui règne à la rédaction.
Après ce coup de fil, j’ai eu bien du mal à trouver le sommeil. Je me suis servi une camomille, mais la vision de Frère Charb en robe de bure m’obsédait tandis que je serrais contre moi ma Condoleezza Rice en peluche tout en suçant mon pouce pour parvenir à m’endormir. Au bout d’une heure à compter les moutons égorgés dans la baignoire de Mouloud Aounit, j’ai fini par sombrer dans un sommeil agité.
Dans mon rêve, Cabu et moi chevauchions deux ânes un peu têtus répondant aux noms de Tariq et Oussama. Il faisait froid; les montagnes alentour étaient recouvertes d’un fin manteau neigeux. Dans mes sandales, je ne sentais plus mes orteils. Au loin, l’abbaye se détachait dans le brouillard.
À notre arrivée au pied de la citadelle, des hordes de gueux repoussants de crasse s’amassèrent autour de nos montures, nous quémandant, dans un français approximatif, un morceau de l’excellent gigot d’agneau au romarin qui dépassait de nos besace. Nous dûmes asséner à ces culs-terreux quelques coups de pied bien sentis afin que leur odeur pestilentielle s’éloigne de nos nez délicats. À cet instant, nous vîmes Frère Cavanna, le videur de l’abbaye, se porter à notre secours au côté de deux hallebardiers qui firent s’enfuir, telle une volée de moineaux, les hères apeurés.
Une fois dans la place, l’abbé de Hollande vint nous accueillir. Lorsqu’il nous donna le baiser de bienvenue, je lui trouvai l’air fort préoccupé:
– Pax vobiscum…
– Et cum spiritu tuo…
– Bienvenue en ces lieux, Philippe de Valkerville.
– Merci pour votre accueil, Messer l’abbé. Permettez-moi de vous présenter mon jeune novice, Cabu de Melk, le plus jeune fils de la baronne Dorothée.
– Votre long périple depuis le prieuré de Turbigo a dû être éprouvant, j’imagine que vous souhaitez vous reposer. Je vais vous faire conduire à vos appartements…
Une fois dans notre chambre, je constatai avec regret qu’il n’y avait ni jacuzzi, ni minibar, ni Canal Plus, ni room service. En ces temps reculés du bas Moyen Âge, les cinq étoiles n’avaient pas encore été inventés: il nous faudrait attendre la Renaissance pour goûter enfin au confort qui libère l’esprit des philosophes des contingences de ce bas monde et leur permet d’atteindre le nirvana de la sagesse.
Pendant que Cabu partait soulager un besoin naturel, j’en profitai pour méditer cinq minutes. Par la fenêtre, j’avisai, dans le cimetière de l’abbaye, un corbeau sinistre croassant sur une tombe dont la terre était fraîchement retournée. La mort rôdait en ces murs, tel un tas de pierres iraniennes attendant l’heure de la lapidation des femmes adultères.
À l’heure du goûter, tandis que je me restaurais d’un bol de Nesquik et de quelques Choco BN, je sollicitai de l’abbé de Hollande quelques explications, non sans avoir recours à un subtil bluff que n’eût probablement pas renié Frère Bruel, le prieur de l’abbaye de Lasvégasse:
– Messer l’abbé, en ces circonstances tragiques qui endeuillent votre abbaye, veuillez recevoir mes condoléances attristées.
– Ainsi, Frère Philippe, vous êtes au courant ?
– …
– La disparition tragique de Frère Sevran a été un rude coup pour notre petite communauté. Il était si gai, si plein d’esprit… Et puis quand il reprenait Gigi l’Amoroso à vêpres, sa voix nous enchantait…
– Frère Sevran n’est plus ?! Quelle perte tragique pour la Chrétienté! Personne n’avait su, mieux que lui, traduire du latin l’œuvre de sainte Dalida. Mais surtout, grâce ses travaux démontrant la corrélation entre l’usage frénétique que les Sarrasins font de leur appendice et la famine qui les décime, il a posé les jalons de la médecine moderne! Que Dieu l’accueille à ses côtés et lui pardonne les titres cul-cul de son journal intime.
– Vous voulez sans doute parler de Il pleut, embrasse-moi et autres On dirait qu’il va neiger… Il est vrai que Frère Sevran avait une fâcheuse tendance à confondre météorologie et littérature. Toutefois son testament philosophique, In Sarko Veritas, demeurera un incontournable de la science politique médiévale.
– Et de quoi est-il mort, Messer l’abbé ?
– …
– Voulez-vous dire que sa disparition ne fut pas accidentelle?
– Eh bien, disons que la mort de Frère Sevran a plongé l’abbaye dans un grand désarroi: il est mort électrocuté dans son bain en essayant de changer une ampoule…
– …
– Le problème, c’est que les ampoules électriques ne seront inventées que dans cinq siècles…
– Je comprends votre inquiétude, Messer l’abbé. Cela me rappelle ces paroles de Thomas d’Aquin: “The Yes needs the No to win against the No.”
– Frère Philippe, je prie pour qu’il n’y ait pas motif de suspecter la présence d’une force maléfique parmi nous.
Ce soir-là, alors que le jeune Cabu dormait à poings fermés sur une paillasse au pied de mon lit et que je m’interrogeais sur les circonstances mystérieuses du trépas de Frère Sevran, un bruit étrange venu de la chambre contiguë à la nôtre me tira de mes réflexions. J’en aurais juré: armé d’un martinet, notre voisin, Frère Ardisson, s’infligeait une sévère pénitence. Quels terribles péchés ce moine sodomite cherchait-il donc à expier?…
(à suivre)
Photo: © AFP.