Patrick et Lefred m’a tuer.
À peine quatre année de répit depuis les calomnies grosseberthistes que je vous relatais précédemment, et voilà-t-y pas que je me prends une nouvelle tuile sur le coin de la gueule.
En pleine affaire Dutroux, à une époque où Charlie se répand à longueur de pages en dessins scabreux sur les curés pédophiles, l’opinion publique apprend – probablement du fait de l’indiscrétion d’un juge rouge – la mise en examen de mon alter ego, Patrick Font, pour des attouchements sur des mineures de moins de 15 ans entrepris avec entrain dans l’école que ce petit salaud avait lui-même fondée.
Je peux vous dire que ça m’a mis un sacré coup. Pas d’apprendre les penchants de Patrick, bien sûr, dont la discrétion n’était pas la vertu première et dont l’entourage – en ce qui me concerne, je le fréquentais très peu et n’en faisais pas partie – subodorait, pour dire le moins, qu’il appréciait les fruits verts – et défendus. Pas pour les gamines non plus: elles étaient jeunes, elles s’en remettraient – et puis c’est vrai que les gosses me fatiguent déjà rien que quand je pense à eux. Non, mon premier réflexe de sollicitude a été pour moi-même et pour ma carrière: serais-je assez fort pour me relever après ce vilain coup du sort?
Pendant vingt ans, mon nom avait été associé à celui de ce pervers lubrique de manière aussi étroite que ceux de Lagarde et Michard, Laurel et Hardy ou Blanche-Neige et les sept nains… Et depuis mon entrée dans l’éditorialisme, j’avais eu toutes les peines du monde à faire oublier ce copinage peu glorieux qui évoquait les sketches de Jean Amadou et Pierre Douglas plus sûrement que les Essais de Montaigne. Or voici qu’au moment où je prenais mon envol vers les cimes de la jet-set qui réfléchit, la France allait m’identifier au compagnon de biture d’un Gilles de Rais contemporain.
J’ai tellement pleuré cet été-là, lors de mes promenades solitaires sur les bords de Marne, que la Seine a enregistré une crue d’un niveau exceptionnel pour la saison.
Jacques Chirac a bien raison quand il dit que “les merdes, ça vole en escadrille”. Comme si les éclaboussures de Patrick Font sur mes Weston ne suffisaient pas, un dessinateur oriental (nancéien pour être précis) collaborant au journal a poussé le mauvais goût, à la fin de l’été 1996, jusqu’à pondre un dessin sur l’affaire Dutroux d’Outreau de Charlie Hebdo. Que pouvais-je faire, sinon rappeler à ce margoulin – affublé du sobriquet ridicule de Lefred-Thouron – que la liberté des dessinateurs de presse s’arrête là où commence ma légende? Exit le dessin sur Patrick. Et pour que les choses soient claires pour tout le monde, en bon manager j’ai su galvaniser mes troupes: du coup, on a décidé à l’unanimité de moi-même de la rédaction de signer un texte collectif écrit par mes soins pour dire que la présomption d’innocence et le devoir de mémoire à l’égard des familles nous commandaient de ne pas passer dans Charlie la moindre ligne ni le moindre dessin sur Patrick – tant il est vrai que le droit à la satire s’arrête au même endroit que mon sens de l’humour, c’est-à-dire à deux pas d’ici.
À l’époque, heureusement, je n’avais pas encore entamé mes Grandes Purges, et l’affaire s’est déroulée discrètement. Lefred est reparti de Charlie comme il y était venu: tel un misérable. C’est tout juste si la presse quotidienne extrême-orientale s’est fait l’écho de cette démission dans l’intérêt des familles. Je vous en livre un extrait pour l’Histoire, mais je vous préviens tout de suite: ça ne vole pas haut!
“Charlie Hebdo”
La révérence de Lefred-Thouron
Cabu débarque cet après-midi au Hall du Livre pour dédicacer son dernier bouquin. Le dessinateur nancéien Lefred-Thouron a l’intention de passer lui serrer la louche. Et causer de sa démission de Charlie Hebdo. Explication politiquement incorrecte.
L’Est républicain : Mi-août, Charlie a censuré l’un de vos dessins sur l’incarcération pour pédophilie de Patrick Font, avant de le passer en timbre poste. Vous avez donc jeté l’éponge ou plutôt le crayon?…
Lefred-Thouron : C’était pour moi une question de fidélité à l’esprit de ce qui doit rester un journal de voyous. Comment, sous prétexte que l’un de ses collaborateurs était impliqué dans une histoire de pédophilie qui reste à juger, Charlie a-t-il pu passer sous silence l’affaire belge où le héros s’appelle tout de même Dutroux, et son complice Lelièvre. Si on ne déconne plus sur ça, alors il faut arrêter.
– Charlie Hebdo est-il atteint par le syndrome du « politiquement correct » ?
Tout à fait, et ce n’est pas le seul à avoir respecté, au moins au début, comme les médias de gauche, un silence bienveillant. Philippe Val m’a expliqué que tourner ça à la dérision aurait pu nuire à la crédibilité que le journal commençait à acquérir. À partir de là, je ne suis plus d’accord. Je suis humoriste et polémiste, et pour rester crédible et respectable, il ne faut pas avoir de tabous, par fidélité aux fondateurs et aux lecteurs.
– Votre départ volontaire se fait donc sur une question de morale ?
Oui, et j’ajoute d’éthique et d’honneur. C’est peut-être une valeur réac, mais lorsqu’un mec connu, même un pote, défraye la chronique après avoir fait des spectacles où il faisait rire sur des dérives condamnables où il semble lui-même s’être laissé aller, on se devait au moins de mettre notre grain de sel, un gros coup de tatane…
– Lundi matin, sur France-Inter, Cabu a déclaré avoir quasiment sauté de joie au plafond en apprenant la mort de Balavoine et a affirmé que Charlie Hebdo ne censurait jamais. Qu’avez-vous envie de lui dire aujourd’hui ?
Sur le fond, j’appelle ses déclarations du révisionnisme. Si le rédac’ chef avait donné son point de vue en laissant ses collaborateurs s’exprimer, cela ne m’aurait pas gêné. Or il s’agit au départ d’un diktat. Sur la forme, j’ai aussi envie de saluer Cabu, parce que des types comme lui, Cavanna ou Gébé, m’ont servi de modèles quand j’étais gosse. Je les respecte, mais je ne peux admettre qu’un mec qui a cinquante procès avec l’armée au compteur puisse cautionner une censure. J’ai envie de lui demander si sincèrement, il ne regrette pas…
– En quittant Charlie, vous perdez une collaboration emblématique ?
Peut-être, mais c’est le prix de ma liberté. Je m’éloigne aussi d’une façon irréversible d’une dérive militante. Je gagne ma croûte en faisant de l’humour avec le moins de compromission possible. Je ne veux pas participer à une industrie de la contestation convenable, avec des gens qui disent des choses marrantes et intelligentes en ajoutant “couille” pour faire jeune, et soudain, lorsque l’actualité leur retourne le miroir, laissent parler leur naturel d’une façon ambiguë. Moi je pars, et c’est clair. Sans cracher sur personne, et j’ai peur qu’une partie de l’équipe de Charlie m’approuve secrètement sans oser me suivre.
Propos recueillis par Alain Dusart
Article paru le 15 septembre 1996.
© L’Est républicain 1996, via presselibre.net
Dessin : © Lefred-Thouron 1996